Grossement Moi
4 mai 2020
Geneviève Duclos est finissante au programme Langues, lettres et communication. Grâce à son texte, elle a remporté une « mention » dans le cadre de la 44e édition du concours littéraire « Critère ».
Vivre dans un gros corps ce n’est pas seulement dur physiquement. Mentalement, ce l’est encore plus. L’humain est conditionné à se comparer. Constamment! Peu importe l’élément qu’on compare, il y aura toujours quelque chose à dire : « J’ai un gros ventre. J’ai les cuisses pleines de cellulite. Je n’aime pas mes bras. Elle est mieux proportionnée que moi. Il ne me regarde pas de la même manière que cette fille. Elle vaut plus que moi. Je ne suis rien. »
Je suis seulement grosse.
Les enfants utilisent beaucoup des termes en lien avec l’obésité et la grosseur pour décrire une panoplie de choses comme une grosse personne ou simplement lorsqu’ils se sentent moins bien dans leur peau. « Elle est grosse comme une baleine. Je suis obèse comparé à toi! Wow, elle est obèse la madame ! Maman, pourquoi tu es grosse? » Ainsi, mon quotidien était rempli de mots qui étaient, la plupart du temps, détournés de leur sens. En plus de tout ça, j’ai longtemps gardé une mauvaise définition du mot « obèse ».
Obèse : adjectif
- Adj. (personne) Qui est plus gros que la moyenne, qui mange beaucoup et qui est laid.
Il est vraiment obèse.
- Adj. (personne) Qui se sent moins bien dans sa peau.
Je suis tellement obèse aujourd’hui.
La définition du dictionnaire Le Petit Robert explique très bien que le terme obèse fait référence à une condition corporelle et non à un sentiment ou à la vision de soi. Cette nuance est difficilement compréhensible lorsqu’on se trouve à un bas âge. Le mot obèse ne devrait pas être mentionné lorsqu’on « se sent » obèse, mais bien lorsqu’on « est » cliniquement obèse.
Obèse : adjectif et nom.
- Adj. (personne) Qui est anormalement gros.
Il est devenu obèse.
- N. Atteint d’obésité.
Un, une obèse.
***
HUIT ans. J’avais la chance d’avoir beaucoup d’amis au primaire. Autant filles que garçons. J’étais souvent « one of the boys », ce qui faisait en sorte que peu d’enfants ne me confrontaient ou riaient de moi. J’étais déjà grosse, mais aussi très grande, donc imposante et intimidante pour les autres enfants.
Mes amis parlaient souvent de leur poids et se comparaient en se basant sur ce nombre ridicule. En plein milieu d’une conversation, un de mes amis m’a demandé combien je pesais. Ehhh combien je pèse? Je sais pas.
À la suite de cette question assez directe, je me suis mise à réfléchir. Mes amies m’ont toutes dit qu’elles pesaient en bas de 100 livres. Combien je pèse, moi? Arrivée à la maison, j’ai lâché mon sac à dos et couru au premier étage. J’ai sorti la balance et posé mes deux pieds en plein centre.
CENT-QUATRE-VINGT-NEUF.
Ce sont les trois chiffres alignés que j’ai aperçus sur le cadran numérique de la balance. Le chiffre 1 suivi du 8 et terminé par le 9. À ce moment précis, un seul mot m’est passé par la tête : GROSSE.
***
Ainsi, j’ai gardé en tête la mauvaise définition de l’obésité pendant plusieurs années, jusqu’à ce que j’arrive au secondaire et que le mot « obèse » soit remplacé par le mot « grosse ».
Malgré cette nouveauté rafraichissante, je trimbalais encore en moi une connotation négative qui ne devrait pas être associée à ce mot. Que quelqu’un soit gros, en surpoids, obèse, en embonpoint, rond, enrobé, bien fourni ou bâti, ces expressions sont simplement là pour décrire le physique d’une personne et non pour l’insulter.
***
SEIZE ans. Je descends les escaliers pour aller déjeuner avant de me rendre à l’école. Je porte une tunique en denim avec les jambes couvertes d’un simple collant semi-opaque noir. Je me sens bien ce matin, jusqu’à ce que ma mère fasse la remarque :
- Tu trouves pas que c’est court un peu ?
Je ne réponds pas, stoïque. À quoi fait-elle allusion? Aux règlements de l’école ou à la grosseur de mes cuisses?
- C’est pas beau on voit toutes tes cuisses. Mets donc un legging à la place.
Je reste en silence. Je suis enragée. Comment veux-tu qu’une jeune fille gagne de la confiance quand la première personne à la critiquer est sa propre mère ? Comment peut-elle me dire de me tenir droite et fière alors qu’elle est la première à me faire sentir tout le contraire ? Après tout, une grosse c’est pas beau.
Je quitte la maison en claquant la porte sans même lui faire part de mon état d’esprit.
Une fois à l’école, je reçois un compliment d’une de mes amies. Étonnamment, j’y prends goût. Je regagne confiance. Dos droit, épaules vers l’arrière, je me fais complimenter à plusieurs reprises. Lorsque je reviens à la maison, ma mère n’a pas le temps de me dire bonjour que je lui mets en pleine face tous les compliments que j’ai reçus aujourd’hui. Elle est clouée sur place, incapable de répondre à cette fierté ni à toute cette haine qui se cache dans le ton de ma voix.
***
À ce moment de mon adolescence, je commençais à peine à me sentir bien dans ma peau. Chaque fois que je marchais dans les corridors de mon école secondaire, je ne pensais qu’à ça. Se faire dire par sa propre mère que tu es laide dans ce que tu portes, ça fait mal. Grande anxieuse que je suis, j’appréhendais le pire. Le rire d’un garçon? Les commentaires de certaines copines? Tous les scénarios étaient bons.
Aujourd’hui, je comprends bien que ma mère voulait seulement me protéger. Elle ne voulait pas que je souffre des différents regards qui pouvaient être posés sur moi ou des commentaires venant des jeunes adolescents qui manquent de tact.
En plus d’avoir grandi dans une société grossophobe, ma propre mère avait du mal à accepter le fait que je m’assume dans toute ma grosseur, que ce soit par mon discours rempli de graisse dans toute sa splendeur ou par mes vêtements qu’elle ne jugeait pas adaptés pour une grosse.
Laissez-moi expliquer ce qu’est la grossophobie : c’est l’ensemble des discriminations et des oppressions que les grosses personnes vivent au quotidien. Se joint à ça la phobie des gros, la peur de grossir ainsi que les préjugés qui méprisent les personnes grosses[1].
***
DIX-NEUF ans. Je me sens très bien depuis les derniers temps et j’ai beaucoup de confiance. Je suis avec mes amies, un vendredi soir, et on se prépare toutes ensemble.
Un verre.
Je chante et je ris en masse. Je fais rire mes chums de fille avec mes mouvements de danse osés et mes « pick-up lines » les plus clichées. « Je peux t’appeler biscotte? Parce que je te trouve craquante. Est-ce que ta mère est mathématicienne? Parce que t’as de beaux ratios. » Je peux en sortir des niaiseries quand j’ai un petit verre dans le nez. On se poupoune et on a du plaisir.
Trois verres.
Vient le temps de s’habiller. Je mets un haut cache-cœur noir qui me fait un décolleté assez prononcé, avec une jupe en jeans noir et des bas de nylon de la même couleur. Je porte des bottes en cuir qui montent jusqu’à mes genoux et qui laissent paraître une fine partie de mes cuisses. Je me trouve sexy à l’os comme toutes mes copines ce soir. En me regardant dans le miroir, je dis tout haut : « En tout cas, si j’étais un gars, j’hésiterais pas à me faire un p’tit clin d’œil et à me dire : “Est-ce que je peux t’appeler biscotte ? Parce que je te trouve craquante.” » Un éclat de rire se fait entendre dans toute la maison.
Cinq verres.
On danse dans le salon, on chante à tue-tête et on se laisse aller. Plus l’alcool fait effet, plus ma confiance ressort. J’entre dans le bar avec une démarche pleine d’assurance, le menton haut et un bon déhanchement. Je regarde un peu tout le monde, mais personne ne croise mon regard plus de deux secondes. Je détourne le regard de façon à avoir l’aire de ne pas me préoccuper des autres.
Fidèle à mes habitudes, je me dirige au deuxième étage d’où je peux voir toute la piste de danse. Arrivée au sommet de l’escalier, j’en profite pour examiner la clientèle. Je remarque les plus belles proies : un homme aux yeux si clairs qu’ils percent la noirceur et aux cheveux brun foncé, un jeune homme bien bâti qui sait danser et, le dernier, mais non le moindre, un bel homme qui m’apparait être dans la fin vingtaine avec des tatous qui recouvrent l’entièreté ses bras, ainsi qu’un visage si masculin et intimidant qu’il me fait perdre mes moyens sans même se trouver en face de moi. J’aime bien.
Je vais rejoindre mes amies en bas. On prend un autre verre. On danse et on prend de la place. Je dis aux filles tous les détails des hommes que j’ai remarqués. Évidemment, elles sont très motivées à les trouver. Et de un ! Ma meilleure chum voit immédiatement celui qui bouge le mieux. Voilà un deuxième! Des yeux perçants comme les siens, c’est dur à manquer. Par contre, personne ne réussit à mettre le doigt sur le dernier. On oublie et on recommence à se laisser aller.
Depuis quelques minutes je me sens observée. Je scanne mes alentours et aperçois un garçon qui me regarde discrètement. Je me trémousse de façon à être séduisante sans avoir l’air d’une danseuse nue. Plus je l’observe en retour, plus je le trouve de mon goût. Il me dit quelque chose, mais je ne saurais dire d’où je le reconnais. Une de mes amies me fait remarquer qu’il ressemble beaucoup au gars que j’ai décrit tout à l’heure. Je remarque les tatous.
OH MY GOD! C’est le gars que j’ai vu d’en haut!
Nerveuse, je retourne me prendre un verre (on est rendu à mon septième verre, juste pour que vous suiviez). En attendant au bar, je sens quelqu’un s’approcher de moi. Je ne regarde pas, mais j’ai une petite idée.
Une main se promène de ma fesse droite à ma fesse gauche et termine son chemin dans mon dos. Avec une main grosse comme ça qui me touche, je suis 99,999% sure que c’est celui que je pense.
Un frisson remonte ma colonne vertébrale et je tourne mon visage vers la gauche pour voir le sujet. On se salue. On échange nos noms. Il s’appelle Tommy.
Tommy comme le nom de mon crush dans Mixmania 2!
Il entame une conversation avec moi. Je lui touche le bras. Il resserre sa main dans mon dos, m’entraînant ainsi plus près de lui. Il m’a l’aire assez entreprenant. J’aime ça.
- Pour être honnête, c’est rare que j’aborde les femmes que je vois au bar.
- Ah oui? Pourtant, t’as l’air du gars rempli d’assurance qui hésite pas à aller chercher ce qu’il veut.
- C’est ce que je suis aussi. C’est juste qu’en général, celles que je croise ne me donnent pas l’impression qu’elles en valent la peine.
Je lève un sourcil avec un petit sourire en coin. Je suis flattée. Je lui fais les yeux doux, mais rien de plus. Confiante, je me défais de son emprise et retourne à mon cercle d’amies.
Je reprends ma place dans mon groupe de filles et elles me bombardent aussitôt de questions : « GE, qu’est-ce qu’il t’a dit ? Je l’ai vu te pogner les fesses! Qu’est-ce que t’as répondu? AYOYE! C’est lequel déjà? Il te regarde. Y’est chaud en tabarouette! Tu vas te le pogner? Enweille! T’es belle comme un cœur assoir. Go for it ! »
Je danse avec mes amies et j’en profite. Je prends de plus en plus de place et les filles embarquent dans ma frénésie du moment. Je le regarde au loin. Il me regarde en retour. Je passe la soirée de ma vie. Je l’oublie quelques instants et lorsque je redirige mon regard vers lui, il n’y est plus. Tant pis, il ne sait pas ce qu’il manque.
Huitième verre.
Je croise plusieurs autres de mes amis. Je vais rigoler avec Sophie, danser avec David et niaiser avec Marie-Jeanne. Je me promène et socialise. C’est ma partie préférée de sortir : croiser plein de gens et jaser avec eux.
Je retourne voir mes chums de fille. Soudainement, elles ont toutes des visages qui expriment différentes émotions. Deux sont surprises et ont de grands yeux pleins d’étoiles. Une me fixe, bouche bée. L’autre boit son verre sans arrêter… Réellement sans arrêter… Voyons. C’est quoi le problème ? Je lui retire la paille de la bouche en lui demandant ce qu’il y a.
Au même moment, je sens deux grosses mains me prendre à la taille par-derrière. Les mêmes que tout à l’heure. Je me retourne et on se met à danser ensemble. Je garde tout de même mes distances pour qu’il ne s’essaie pas trop. On rit. On se séduit. Plus le temps passe, moins je ressens les effets de l’alcool et ça ne me dérange pas. Il a réussi à me mettre en confiance.
Trois heures du matin. Il est temps de quitter le bar et de décider avec qui je finirai la soirée. Puisque Tommy me rend à l’aise et ne pousse rien entre nous deux, j’appelle un taxi pour lui et moi. Je salue les filles et elles me disent de faire attention en me donnant toutes deux becs sur les joues. C’est vrai que je ne l’avais jamais vu avant et que personne ne sait qui il est. Tout de même, je ne doutais aucunement de lui. Je leur donne toutes des bisous en retour et quitte presqu’en gambadant. Je me sentais légère comme une plume.
Dans le taxi, il met sa main sur ma cuisse et la glisse un peu plus haut. On se regarde, on s’embrasse. Le chauffeur baisse son rétroviseur pour ne pas nous voir. Oups. On ricane un peu.
On arrive chez lui. J’entre. Ehhh quand est-ce que j’étais supposée savoir que j’allais débarquer dans une piaule de riche? J’en perds mes mots. C’est trop beau! Est-ce que j’suis dans un film moi là?
Il me sert un verre de vin. On discute sur le divan. J’ai de plus en plus chaud. Je suis encore plus à l’aise avec lui. C’est rare que ça m’arrive. On s’embrasse, on se caresse (Je ne vous ferai quand même pas un dessin. Je pense que vous êtes assez grands pour comprendre).
En entrant dans sa chambre, il me tient par derrière en marchant, se rapproche de moi et me chuchote à l’oreille : J’ai toujours voulu essayer une grosse.
Je me glace. Je m’enflamme. Je fige. Et je fonds en larmes brûlantes.
Essayer une grosse. Il me fucking niaise là.
C’est ce qui me définit?
Ma grosseur ?
C’est sûr qu’il me niaise.
Wow.
J’en reviens juste pas.
C’est tout ce que je suis pour lui.
Une grosse avec qui il veut assouvir ses fantasmes sexuels.
OK.
Sans qu’il n’ait rien remarqué, j’essuie mes larmes. Je me redresse. Je quitte en silence.
- Ça va? Geneviève? Allo? Eille j’te parle.
- MON SILENCE TE SONNE PAS DE CLOCHE. C’EST QUOI ÇA VEUT DIRE « ESSAYER UNE GROSSE » HEIN? EXPLIQUE-MOI ÇA !
- Bin là, pas besoin de te fâcher.
- Pardon? Essayer une grosse, tu te rends-tu compte de ce que tu viens d’me dire. T’es tellement cave. C’est quoi ton problème ? Voyons donc. Tu dis ça à tout le monde toi? J’ai toujours voulu essayer une mince. J’ai toujours voulu essayer une anorexique. J’ai toujours voulu essayer une obèse tant qu’à y être! Moi, j’ai jamais voulu essayer un chien, pis c’est pas assoir que ça va se passer.
Enragée, je sors en claquant la porte et en marmonnant. Plus j’y pense, plus je suis drôlement fière de ce que je lui ai dit. En marchant jusqu’à chez moi, je me répète mille fois ses paroles.
J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse. J’ai toujours voulu essayer une grosse.
J’arrive chez moi. Je monte à la douche. En me regardant dans le miroir, je me déshabille. Une larme tombe sur mon épaule. Je l’essuie en glissant ma main le long de mon bras, entraînant ainsi la totalité de mon corps au sol. Je pleure. Nue. Sur le sol froid. Aussi froid que les paroles prononcées par cet homme.
***
« T’es conscient que tu viens de me définir par mon physique. Pourtant, tu sais mon nom. Pis pourquoi au lieu d’avouer que les filles grosses t’attirent, tu mets ça sur le dos de tes trips sexuels? Pourquoi tu fais pas un homme de toi pis t’assumes pas que les femmes grosses t’excitent ? T’avais vraiment besoin de me dire ça comme ça ? Je sais pas si tu comprends, mais aies au moins la décence de ne plus jamais dire à une femme la remarque que tu viens de me faire. »
C’est ce que j’aurais aimé lui répondre, mais mon taux d’alcool m’en a empêché. Après réflexion, cet homme m’a permis de voir à quel point j’étais plus qu’une grosse.
Le monde de « dating » n’est pas toujours évident pour les grosses jeunes femmes. Dans cette tranche d’âge, les relations sont souvent basées sur le physique d’abord. La peur du jugement ou d’autres raisons font en sorte que les jeunes hommes ont tendance à être gênés du fait qu’ils soient attirés par un physique plus gros chez une femme. Ou, à l’inverse, ils peuvent en être obsédés et devenir envahissants. C’est triste puisque le respect de la diversité des corps ne semble pas autant être discuté chez les garçons que chez les filles. Pourtant, il est fondamental d’en parler afin que chacun soit ouvert à la différence physique et que chaque particularité devienne normale.
Le simple fait de dissocier la connotation négative associée au mot grosse est assez difficile. Depuis la plus tendre enfance, les jeunes filles voient comment la minceur est associée à une femme plus belle, plus sexy, plus attirante. La femme grosse est automatiquement en mauvaise santé et, la plupart du temps, repoussante. La société dissocie la grosseur et la féminité. Mais pourquoi ? Penseriez-vous vraiment de votre fillette qu’elle semble moins féminine qu’une autre puisqu’elle est un peu plus grosse ? Dès l’enfance, des parents ont du mal à admettre que leur progéniture soit plus grosse que les autres. « Il/elle n’a pas perdu son gras de bébé encore. » C’est complètement absurde de juger le corps d’un enfant. Alors, pourquoi imposer ces remarques aux jeunes filles qui sont les femmes de demain?
***
VINGT ans. Je ne vais pas super bien. Mon anxiété a atteint un tel niveau qu’elle m’empêche de fonctionner. Je ne veux pas prendre de médication, donc j’ai de la difficulté à gérer ce trouble.
Malgré le fait que je déteste mon médecin, je décide tout de même de prendre rendez-vous avec lui pour m’assurer que je reste en bonne santé. J’appelle à la réception et je regarde mon horaire en même temps. Tout mon horaire semble comblé et je n’ai pas envie de déplacer des trucs pour faire un trou à mon médecin. Pourtant, je sais bien que je dois le faire…
Mercredi 19 janvier, 10 h. Je me dirige vers l’hôpital. Mon cœur bat la chamade. Je tente de me détendre en écoutant mes mélodies favorites, mais sans succès. J’essaie de crier mon angoisse. Échec. J’ai tout simplement réussi à avoir l’aire d’une belle grosse niaiseuse au volant de ma voiture miteuse.
Stationnée, je reste assise dans mon char. J’peux pas y aller. Il va encore me dire la même chose. Maudit médecin. Maman serait frue que j’y aille pas. Genre vraiment. Pourquoi je lui ai dit que j’avais pris rendez-vous? Elle va pas être fière si j’y vais pas. Mais à quoi ça va vraiment servir? Je vais entrer et il va me saluer. Sans me demander pourquoi je viens le voir, il va me demander comment va mon poids. Il va probablement encore remarquer que j’ai pris quelques livres. Fuck.
L’angoisse s’empare de moi. Cette peur de me faire parler de poids et non de santé me paralyse. Je pleure, sans sanglots. Ça me hante, ça m’envahit. Je ne peux m’échapper de son emprise. De toute la belle rondeur en moi, celle hors de moi est celle qui me préoccupe le plus.
Je me décide enfin à sortir. J’ouvre la porte. Les deux pieds sortis de la voiture, je prends une grande bouffée d’air frais. Je me lève et me dirige à l’entrée. Une fois à la réception, je donne ma carte soleil ainsi que ma carte d’hôpital. La secrétaire sent ma main trembler lorsque je lui remets. Elle me sourit. Ça me rassure.
Trente minutes d’attente. Le médecin se présente dans l’embrasure de la porte et prononce mon nom.
- Geneviève Duclos.
- Oui, c’est moi.
Je me redresse et le suis jusque dans son bureau.
- Ça fait longtemps que tu n’es pas venue me voir.
- Oui, j’étais prise par le travail et les études.
- C’est bien de s’instruire. T’étudies en quoi?
- En communication.
- Un BAC?
- Pour le moment, oui.
- Pour le moment?
- Je vise la maitrise.
- Ah c’est super!
On prend place dans son bureau. Je garde ma veste. Je ne me sens pas assez confortable pour l’enlever.
- Étant donné que ça fait longtemps, on va procéder à un examen génér…
- Vous ne me demandez pas pourquoi je suis venue vous voir en premier?
- On peut bien en parler avant. Quel bon vent vous amène Mlle Duclos ?
- Mon anxiété est très élevée depuis les dernières semaines.
- Pourquoi donc?
- J’imagine que l’ensemble de mon quotidien très rempli n’aide pas vraiment, mais rien de spécial n’est arrivé récemment et je ne m’attends à rien prochainement. Je ne comprends pas d’où ça vient.
- As-tu pensé à l’activité physique?
Et voilà. Je le savais. C’est vraiment la deuxième question qu’il me pose.
- Oui…
- Une marche par semaine c’est pas assez.
- Pardon? Je m’entraîne trois fois en salle et j’ai neuf heures de danse par semaine.
- Oui, mais à quel point tu te donnes pendant tes entraînements?
Je ne m’étais jamais sentie aussi méprisée qu’à ce moment précis.
- Tu sais, perdre du poids serait une très bonne option.
- Une bonne option pour quoi?
- Pour être mieux. Pour mieux vivre.
QUOI?
POUR MIEUX VIVRE!
Je le regarde droit dans les yeux avec rage. Je me lève, prends mes affaires et quitte le bureau. Je ne dis rien. Ça sert à rien. Comment voulez-vous changer quelqu’un avec autant de préjugés? En plus, le corriger dans son propre domaine. Aucune chance. Pourtant, la partie revendicatrice de mon être voudrait crier, lui mettre au visage son manque de professionnalisme et de neutralité. En même temps, je n’ai pas vraiment le droit, c’est un médecin.
J’arrive presque au bout du corridor et me retourne. Je le vois, l’incompétent au loin.
- Vous savez quoi Docteur Migras, vous venez complètement de manquer à votre devoir. Faire passer le poids avant la santé mentale, c’est grossophobe. Depuis que je suis jeune, la seule solution à tous mes problèmes quand je mets le pied dans votre bureau, c’est la perte de poids. JE SUIS GROSSE. JE LE SAIS. Le jour que vous réussirez à accueillir un patient sans lui parler de son poids comme première solution, appelez-moi. Je me ferai un plaisir de vous envoyer un panier de chocolats et de biscuits pour vous féliciter. Après tout, c’est tout ce que ça fait un gros : manger.
Je quitte sans me retourner cette fois. Je ne veux pas voir sa réaction. Je ne veux pas entendre ce qu’il a à me dire. Étonnamment, je ne ressens pas de tristesse. Je ressens de la fureur envers cet homme et de la fierté face à ce que je viens de lui dire. Depuis le temps que je me bats contre mon poids. Mon corps est mon allié et non mon ennemi. Pourquoi ne pas travailler en harmonie avec lui et avancer? Il a changé tout au long de ma vie et va surement continuer de se transformer. Au lieu de m’y opposer, il vaut mieux pour moi de l’accepter et de continuer à l’apprécier.
***
Aujourd’hui, je n’ai plus ce médecin. J’ai aussi réussi à porter plainte contre lui. Depuis mon jeune âge, il ne me traitait pas de la bonne façon et je voulais m’assurer qu’il ne puisse infliger ça à personne d’autre.
Dans mon militantisme contre la grossophobie, je me suis perdue par moments. Je me suis souvent définie premièrement par mon physique et ensuite, par l’entièreté de ma personne qui se compose de ma personnalité, de mes capacités et de mes particularités. Je m’éloignais de mon but. En m’opposant au phénomène de grossophobie, je veux normaliser la grosseur, retirer la connotation négative du mot grosse, calmer la peur de ceux et celles qui craignent tant la prise de poids, montrer qu’une femme grosse n’est pas seulement grosse, mais bien plus.
Malheureusement, avec le type de société dans lequel on vit aujourd’hui, une majeure partie de la population est grossophobe sans même s’en rendre compte.
Depuis les dernières années, le mouvement féministe a pris une ampleur impressionnante et encourage le « girl power ». C’est justement là que j’ai décidé de mettre mon énergie. Je crois qu’il est important de sensibiliser la société sur l’égalité des sexes. Il est tout de même ardu de contredire toutes les mentalités misogynes qui flottent dans l’esprit collectif et qui nous sont inculquées depuis la naissance. Les femmes d’aujourd’hui essaient le plus possible de combattre les standards extrémistes et dégradants. Par chance, un sentiment de soutien se fait de plus en plus sentir entre femmes.
Adolescente, j’ai essayé de prendre exemple sur des femmes inspirantes comme Debbie Lynch-White, Ashley Graham ou même Safia Nolin. Je me suis inspirée de la fierté de Debbie, de l’aplomb d’Ashley et du « je-m’en-foutisme » de Safia. Encore aujourd’hui, je retiens de belles valeurs et de fortes convictions grâce à des femmes comme elles.
Adepte des réseaux sociaux, j’ai toujours cherché les comptes qui m’inspiraient et qui me faisaient sentir bien. Que ce soit sur Instagram, Facebook ou encore YouTube, je reste accrochée à des personnes qui peuvent m’aider au quotidien. Un certain vidéo a justement été mon inspiration pour cet écrit : LA GROSSOPHOBIE – À huis clos, de Cam Grande brune. Entendre des femmes parler de grossophobie ainsi m’a simplement donné le courage de m’exprimer sur le sujet. Tout comme moi, ces belles grosses femmes partagent leur parcours de vie avec beaucoup de transparence. Il faut plus de gens comme ça. Du monde qui normalise ce qui est discriminé par la société québécoise, voire même par la société nord-américaine au complet.
Je peux dire que le fait d’être grosse ne me dérange plus vraiment. Évidemment, certains jours sont plus difficiles que d’autres, mais c’est normal. Parfois, un commentaire entendu dans la rue va m’affecter et me faire pleurer une fois à la maison. Un autre jour, je peux confronter quelqu’un qui m’a insulté sur mon physique sans que ça ne m’affecte le moins du monde.
J’aime mon corps et je ne voudrais pas avoir celui de quelqu’un d’autre. Il change, évolue et s’adapte comme bon lui semble et c’est parfait comme ça.
***
AUJOURD’HUI. Je me suis assise face à ma fenêtre. En regardant la neige immaculée, j’ai longtemps réfléchi. J’ai eu de la peine, j’ai ri et j’ai fini par sourire. Ce moment de tendresse avec moi-même m’a fait penser à ma grand-mère. Décédée depuis mars 2016, je m’adresse souvent à elle pour espérer comprendre ce qui se passe en moi :
Grand-Maman,
Dans la famille, tu m’as toujours semblée être celle qui me voyait en tant que Geneviève. Tu ne m’as jamais parlé de poids, d’image, de ce que je devrais faire ou de ce que j’aurais dû faire. Tu m’as toujours félicité pour mes bons coups et expliqué ce qui ne fonctionnait pas dans les mauvais. Je sais que tu y étais, mais à tes funérailles, Marie a écrit un magnifique texte qui détaillait l’arrivée de chacun de tes petits enfants. Quand elle en est venue à moi, je ne pouvais plus me contenir. Elle racontait ma naissance comme l’apparition du soleil après des jours de brouillard dans ta vie. Tu sais qu’à l’inverse, tu étais aussi ma lumière. Je ne saurais comment le décrire, mais chaque fois que je te racontais les défis que je rencontrais, tu me parlais comme si tout ce que je pouvais faire était de les surmonter haut la main. C’est peut-être ton rôle de grand-mère, mais le soutien que tu m’apportais était différent de tous les autres. Je n’ai jamais été gênée de qui j’étais ou de quoi j’avais l’air avec toi. Mon poids n’a jamais semblé être un facteur dérangeant pour toi. À tes yeux, je pouvais tout faire et j’allais réussir à tout accomplir. En repensant à tout mon parcours avec toi, ma petite mamy d’amour, tout ce qui me reste à faire à présent, c’est d’être Geneviève Duclos : jeune femme fière de qui elle est et qui est consciente de tout ce qu’elle peut réaliser. Grosse, grande et assumée, je peux tout faire.
Je crois que je viens enfin de découvrir que je suis grossement moi.
Je t’aime grand-maman.
Ta petite fille, Geneviève.
[1] YouTube, Cam Grande brune, LA GROSSOPHOBIE – À huis clos, https://www.youtube.com/watch?v=Si_bTnnF0Qk